FRED KLEINBERG VU PAR

Olivier Kaeppelin

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2024
Des âmes plus fortes que les périls

(…) We can be heroes, just for one day…

We can be heroes for ever and ever (…)

David Bowie - Brian Eno

Quand j'ai rencontré Fred Kleinberg, nous avons d'abord parlé de ce travail impressionnant qu'il avait réalisé sur les migrations, dans un monde comptant aujourd'hui plus de cent trente millions de déplacés, avec leurs cortèges d'exilés, de victimes, de camps, ces « cimetières », au fond de la Méditerranée et, cependant un espoir maintenu, une volonté de vivre des êtres que Fred Kleinberg choisit de peindre.

Très vite, et je ne sais plus précisément comment, nous avons parlé d'eux comme de héros. C'était, sans doute, une réponse intuitive, littéraire, picturale à un « Que faire ? » obsédant, plus que jamais d'actualité.

N'ayant comme force que notre imaginaire, il s'agissait de sentiments de révolte, de malaise et de solitude devant ces situations géopolitiques, débordant largement nos engagements éthiques ou physiques. Fred Kleinberg peint à la suite de ses tableaux Odyssée, des héros qui sont autant de recours spirituels devant les effondrements et les désastres.

Que sont-ils pour nous ? Des êtres « exemplaires », des légendes se chargeant de la puissance sentimentale et significative des mythes ?

J'ai toujours exécré certains discours analytiques, détachés et indifférents sur les héros, les renvoyant à leurs seules dimensions idéologiques, militaires ou illusoires. Ces positions furent assez répandues dans notre société « fin de siècle » qui se pensait libérée des conflits majeurs, concentrée sur les perspectives et les promesses du progrès. Elles minoraient ou censuraient, par dérision, les figures du héros, renvoyées à une quincaillerie d'images pieuses pour naïfs et exaltés. Il n'était plus utile de voir la lumière propre de chacun, ces individus n'étaient plus qu'un effet systémique. Le courage d'un seul n'avait plus aucune valeur devant les mécaniques de l'histoire.

Le héros, terme qu'il est toujours délicat d'employer, est une image ambivalente où le psychologique, s'il minore l'admiration de certains, permet, pour d'autres, une fraternité immédiate. Nos rhéteurs glosaient sur les motivations réelles des héros, personnellement je préférais regarder, comme une « chance », leurs figures qui m'inspiraient, bien loin des images saint-sulpiciennes.

Au sein de l'atelier de Fred Kleinberg, je fus surpris et heureux de découvrir, de partager, grâce à la peinture, l'énergie de ceux qui lui permettaient de construire son œuvre, sa vie, dans l'expérience matérielle et immatérielle de l'art. Ses héros ne correspondaient pas à la définition de personnages « en pied ». Il n'y avait ni « établis », ni monuments. Ils composaient un peuple bigarré d'écrivains, de peintres, de musiciens, de scientifiques, d'activistes, de nageuses, de personnages de tous univers induisant une intelligence, un combat, une poétique dont nous avons humblement, secrètement besoin pour penser le monde et s'inventer une vie.

Certains sont reconnus, d'autres non... Mais ces héros ne sont-ils pas les noyaux d'énergie que nous accueillons pour retrouver ou continuer le chemin que nous cherchons ?

Peut-être suis-je un être de croyance plus que d'analyse ? Cette question de la tension entre ces deux pôles est posée à travers des films comme Ordet de Carl Dreyer ou Breaking the Waves de Lars von Trier. Dans ce dernier opus, quel que soit l'état décevant ou désespérant du monde, il faut savoir « briser les vagues » pour résister et s'inventer, dangereusement, un idéal d'amour ne correspondant en rien au conformisme et à la morale de la société qui l'entoure. Cet idéal, cette utopie vécue, dans l'une ou l'autre de ces fictions, sont d'inspiration christique mais résolument contre les dogmes. Ils ont cette audace d'affirmer leur vision contre l'imitation et le somnambulisme de règles déconnectées de l'état du monde. Sans doute ne résument-ils pas un héros mais il n'y a pas d'héroïsme sans cela. Il ne prend pas nécessairement l'allure paroxystique et miraculeuse de ces deux œuvres. Nous savons qu'il peut être aussi voilé, discret, au point de demeurer ignoré comme celui des Justes, sauvant des centaines de juifs de l'horreur pendant la Seconde Guerre mondiale. Il l'est sans doute dans nombre de gestes, aidant, sauvant au péril de leur réputation, de leur carrière, de leur vie, d'autres êtres en proie à la violente déliquescence du monde qui habite le paysage contemporain.

Appelez-les comme vous voulez ! Ces héros sont essentiels pour nos existences. Ceux de Fred Kleinberg sont autant de « pierres blanches » dessinant le chemin, au-delà de l'apathie, des scènes de sa série « Red Society » au-delà de l'impuissance.

Il ne s'agit pas de s'inventer « la vie des saints », d'une épopée à laquelle nous n'avons pas participé mais d'avoir des balises, aussi fragiles ou incertaines soient-elles, pour avec elles, consolider une existence et imaginer un destin quotidien, utile aux autres.

N'est-ce pas le cas de Rosa Parks, d'Émile Zola, de Martin Luther King bien sûr mais aussi, plus subjectivement, de Frida Kahlo, de James Baldwin ou plus près de nous de Yusra Mardini, Oksana Chatchko, Joe Strummer... Quelques-uns des portraits peints par Fred Kleinberg.

Je ne crois pas qu'il s'agisse de « Panthéon personnel ». Les héros, je crois, ne pensent guère au Panthéon.

Par ce choix, le peintre tente de comprendre combien l'autre nous permet d'imaginer, par une sorte de conversation, leur présence bénéfique. Dans cette relation se tiennent les forces qui nous manquent. Les héros, parce que nous les cherchons, sont des étoiles dont la lumière continue de parvenir jusqu'à nous. Ils sont cette « autrui » dont parle Emmanuel Levinas : « Autrui n'est pas seulement connu, il est salué. Il n'est pas seulement nommé, mais aussi invoqué. Pour le dire en termes de grammaire, autrui n'apparaît pas au nominatif mais au vocatif ». (in Difficile liberté, coll. Espaces libres, Paris, Albin Michel, 2023, p. 24)

Je me souviens, ici, de ces étranges attitudes, où il était de bon ton de souligner les contradictions de la Résistance en France. Dans certains écrits, elle n’était plus qu'un marigot de luttes politiques, de trahisons, de complots de l'étranger, etc. Il y avait de quoi s'affliger à voir ces personnes, s’étant battues jusqu'au bout contre la dictature nazie et ses collaborateurs, enfouis au fond d'un vieux sac poussiéreux du « monde d'avant », alors que leurs vies, leurs idées, leurs expériences sont des sauf-conduits, en 2023, pour élever une vie.

Il arrive que le brouhaha de certains vous rende muet. Jean Moulin, le groupe de l'Affiche rouge devenaient dans le sens le plus excluant des « étrangers ». S’empare alors de vous un silence triste, dans l'attente de trouver une parole amie, dans une bouche inattendue comme celle d'Arthur Teboul, chanteur du groupe Feu! Chatterton.

Je me souviens aussi de mon sourire quand, à la terrasse d'un café, un jour de soleil, je lus sur Instagram que Jacques Perrin, acteur, producteur, réalisateur et inoubliable marin amoureux des Demoiselles de Rochefort, exprimant ses doutes sur l'état de notre société, confiait au Figaro combien lui manquait la présence d'un homme comme Jean Moulin. Il estimait que « l’exemplarité était la chose la plus nécessaire. Des gens qui nous permettent de croire. Comme un Jean Moulin dans la Résistance. On vit de sombres temps disait Brecht. Mais la clarté c'est une histoire d'ombre » (Le Figaro, 21 avril 2022). Les paroles de ce créateur, dans le plein exercice de sa vie, me permettaient de penser que beaucoup durent, heureux, secrètement sourire en constatant que l'exemple d'un fonctionnaire, dessinateur à ses heures perdues, « un homme fait de tous les autres hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui » (in Jean-Paul Sartre, Les mots, Paris, Gallimard, 1964) était encore « une matière vivante ».

C'est cela un héros, cette force vive qui continue d'irriguer une conception de l'éthique, de l'action, de la pensée.

En conversant avec Fred Kleinberg, nos mots préservaient la pérennité de leur action en nous. Un héros ne se célèbre pas, il est une présence comparable à celle de la peinture ou de la poésie, permanente source silencieuse.

Roger Vailland déclarait qu'après les tromperies de l’Histoire stalinienne, il n'accrocherait plus jamais la photo d'un homme sur ses murs. Il avait eu tort de le faire. Un héros ne s'affiche pas, il est une énergie mystérieuse qu'un peintre peut peindre, qu'un poète peut écrire. Il est la promesse d’un mouvement, d'une métamorphose pour celui qui le garde en lui.

Il est la forme d'une pensée spirituelle, à la fois visible et invisible. Je crois que quel que soit le souvenir ou l'oubli, il manifeste un souffle, un passage, un flux qui rappelle les espoirs d'une vie qui, quels que soient les périls et les risques, cherchent un apaisement, pour lui avec les autres, que le monde, en l'état, ne lui apporte pas.

Ce principe de passage n'ouvre pas à l'ordre des choses. Il échappe à leur poids. Il dit non aux choses. « It's OK to say no » disait l'artiste Bernard Bazile.

Olivier Kaeppelin

commissaire d’exposition, critique d’art et écrivain.

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